Un autre pour les annales

Les carnets de voyage d’un couple garantissent la bonne tenue des souvenirs d’une vie pleinement vécue.

Photos et article de Grant Loveys

Vous vous souvenez peut-être de toutes sortes de choses au hasard, comme le nom du joueur de hockey qui a marqué le plus de buts lors des séries éliminatoires de 1977 ou la couleur des bas que vous portiez lors de votre premier jour d’école, mais vous n’êtes pas capable de vous rappeler les détails des événements les plus importants de votre vie. Il est passablement facile pour la plupart d’entre nous de repenser tendrement aux meilleurs moments de nos vies tels que des moments romantiques et des destinations de vacances passionnantes, dans les grandes lignes, en petites scènes qui se sont implantées dans notre esprit à jamais. Mais pouvez-vous vous rappeler le numéro de la chambre d’hôtel où vous avez séjourné en vacances il y a cinq ou dix ans ? C’est peu probable à moins que quelque chose de vraiment remarquable ne s’y soit passé.

 

Mais ce n’est pas le cas de Beulah et Gordon Morgan de Seal Cove, deux voyageurs du monde possédant un bloc mémoire très spécial. Les Morgans ont été partout, toutes les provinces canadiennes (plusieurs fois), plus de 30 états des États-Unis et de nombreux pays européens. Ils sont également des passionnés d’histoire, planifiant leurs voyages annuels autour des sites historiques qu’ils souhaitent explorer. Gordon apprécie l’histoire américaine, en particulier les sites célèbres de la guerre de Sécession; ils ont donc séjourné dans des endroits comme Gettysburg en Pennsylvanie. Beulah quant à elle, adore les grands espaces de Little Bighorn dans le Montana, le site de la dernière bataille du général Custer pendant les guerres amérindiennes des années 1800. Après avoir voyagé à peu près une fois par année au cours des 49 dernières années, ils ont énormément de souvenirs de vacances.

Toutefois, ce qui distingue les souvenirs des Morgans, c’est que depuis leur premier voyage, Beulah a conservé une collection de « journaux de bord », notant scrupuleusement tous les moindres détails de chaque voyage : les conditions météorologiques quotidiennes, les distances parcourues, la comptabilité de tous les achats (jusqu’à la monnaie qu’ils ont utilisée pour les téléphones publics), leurs déplacements, leurs repas, de courtes anecdotes de chaque journée, et bien plus encore. Naturellement, elle est y insère des cartes d’entreprises qu’ils ont fréquentés, des recettes, des menus, des photos, des cartes postales, des talons de billets, et ainsi de suite; tout est bien ordonné dans les albums photos correspondants. Le niveau de détail et la taille de leur collection sont vraiment impressionnants, et infiniment fascinants.

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Gordon et Beulah Drake et quelques objets de leur collection, y compris un reçu de passagers de Marine Atlantique datant de 1967, à l’époque à laquelle elle s’appelait CN.

 

En prenant un journal de bord au hasard dans l’une des nombreuses boîtes, Beulah sort un bloc-notes en lambeaux datant de 1967. Leur deuxième voyage. Ses pages sont jaunies, et le journal porte les cicatrices des nombreuses distances parcourues et des années de feuilletage, mais quand elle ouvre le journal et débute la lecture, les souvenirs commencent à revenir. « 1967, » dit-elle. « Ok, nous y voici. Nous quittons la maison avec 355 $. Je crois que nous avons ramené 25 $, n’est-ce pas ? »

Gordon rit. « Je pense que oui. »

Elle déplace son doigt vers le bas de la page, en parcourant l’écriture nette et compacte. « Nous avons eu une crevaison cette fois, mais nous n’avons pas eu beaucoup de crevaisons; au cours de toutes ces années [49], nous n’en avons eu que quelques-unes. Deux, je crois. Et nous avons eu une panne deux fois », dit Beulah.

Cela incite Gordon à se rappeler : « Oui, nous avons eu une panne en Nouvelle-Écosse. »

Pendant qu’elle lisait, ses notes servaient de guide, cajolant les souvenirs dans leurs moindres détails, détails que les Morgans auraient autrement oubliés. C’est comme de la magie. « Laissez-moi voir, nous sommes au terminal de [Marine Atlantique, CN Marine à cette époque]. Nous nous dirigeons vers l’Ontario. Jusqu’à Drummondville au Québec ». Elle raconte tout cela dans le temps présent, comme si elle y était, quelques 45 années auparavant.

C’est essentiellement une façon de garder le temps à distance. À mesure que les années passent, les souvenirs s’estompent, mais les journaux de bord les ravivent. « En effet, je le fais [les prendre pour les regarder], » dit Beulah. « De temps en temps, nous disons : « Maintenant, où étions-nous quand … » ou « Quelle année telle chose est-elle arrivée » et les réponses sont toutes là.

 


 

Comme vous pouvez l’imaginer, Gordon et Beulah passent de nombreuses heures à la conduite, ce qui signifie qu’ils ont aussi beaucoup fait de traversées avec Marine Atlantique. En fait, le 28 septembre 2014, ils ont fait leur 72e traversée. Ils ont navigué à bord de tous les navires que Marine Atlantique a déjà utilisés et, naturellement, ils ont des copies de chaque reçu, billet et carte de chambre qu’ils ont reçus. Voici deux de ces cartes de chambre qu’ils ont gardées, une datant de 1976 et une autre de 2009. Les temps (et les prix) ont passablement changé!


 

En feuilletant un album photo rempli de photos, recettes, cartes de visite et autres souvenirs intéressants d’un voyage en Amérique du Sud dans les années 1970, il semble impossible pour Beulah et Gordon de simplement regarder l’information sans qu’une douzaine de vieux souvenirs ne surgissent. Elle tourne la page et Gordon se rappelle avoir arrêté au panneau Bienvenue en Virginie pour prendre une photo, un arrêt incontournable de n’importe quel état qu’ils ont visité et de s’être amusé de l’accent traînant du sud d’un résident lorsqu’il s’est arrêté pour leur demander s’ils avaient besoin d’aide. « Est-ce que c’est la fois que j’ai presque écrasé le serpent ?! » dit Beulah, les yeux s’agrandissant soudainement. C’est comme ça que ça fonctionne. Des souvenirs qui resurgissent, des histoires sous la surface étant attirées vers le haut dans la lumière.

Les journaux de bord des Morgans servent également de sorte de capsule témoin, documentant l’évolution des temps. Dans ce premier carnet de bord, un réservoir d’essence a coûté un peu plus de 3 $, et une chambre d’hôtel pour une nuit à Stephenville a coûté 5 $. Les hôtels et les restaurants se sont succédés au fil des ans, ainsi que leurs propres voitures. Parcourir les journaux de bord, c’est regarder toute la famille Morgan, Gordon, Beulah et leurs enfants, grandir devant nos yeux.

Et bien que leurs enfants, ayant maintenant eux-aussi des enfants, ne puissent plus s’entasser sur le siège arrière lors de leurs voyages annuels, Beulah et Gordon n’ont jamais cessé de voyager. Ils planifient tous deux leurs déplacements pendant l’hiver et partent en voiture à l’été, conduisant à tour de rôle pour couvrir les distances tandis qu’ils découvrent une autre partie du monde ou revoient un lieu qui les avait bien traités. Un couple de vagabonds accumulant les kilomètres, créant des souvenirs.